Dans la Douleur et le Miel

Tome VII - A Venir


Prologue — Le corps des eaux
(2019 – Mémoire en marche)

Je suis né sans carnet. Pas de boîte en fer rouillée sous les dalles de la maison Bartoli.
Pas de prénom cousu dans la doublure d’un châle.
Pas de berceuse murmurée par les mortes. Pourtant, elles sont là. Elles vivent sous ma peau.
Pas comme des fantômes, mais comme des marées.
Lucia dans le creux de mes poignets.
Francesca entre mes côtes.
Sandri, ma mère, dans chaque battement de cœur qui ne correspond pas à ce qu’on attend de moi.
On m’a dit : Tu es un garçon.
Comme si ces trois mots suffisaient à sceller mon corps.
Comme si l’histoire des Bartoli ne connaissait que les femmes.
Comme si, dans cette Corse où le passé pèse encore sur les épaules des vivants, il n’y avait pas de place pour un secret comme le mien. Je suis né au bord du ruisseau de Grotelle, là où l’eau se fait miroir.
Les vieux du village disent que c’est un lieu sacré.
Que les femmes y venaient autrefois pour y laver les linges tachés de sang et de naissances.
Que l’eau y garde la mémoire des corps qui s’y sont penchés. Moi, je m’y regarde.
Et parfois, je ne reconnais pas le visage que le monde voit. Je porte un nom qui n’est pas tout à fait le mien.
Andrea. André. Un prénom d’homme, taillé pour un corps qui devrait être simple.
Mais rien n’est simple quand on sent le poids des aïeules dans sa chair.
Quand on sait qu’on est fait de la même étoffe qu’elles, mais que le monde refuse de le voir. Ma mère, Sandri, me regarde en silence.
Elle sait. Je crois qu’elle sait.
Dans ses yeux, il y a cette tristesse douce des femmes Bartoli, celle qui comprend sans qu’on ait besoin de parler.
Mais ici, dans cette maison où les murs ont entendu tant de secrets, nous ne disons rien. Pas encore. Les montagnes autour de nous sont vieilles.
Elles ont vu des révoltes, des amours interdites, des vies étouffées.
Elles savent que certaines vérités mettent du temps à éclore.
Moi, je patiente.
Je grandis.
J’écoute les voix en moi qui chuchotent :  
"Un jour."
Je n’ai pas de carnet.
Alors, j’écris mon histoire dans le creux de mes mains,
Sur les pages muettes de mon corps,
Là où personne ne regarde. Pas encore.

Andrea Bartoli
(Celui qui deviendra.)

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