Le Sang et la Croix

Prologue
Tome III
(Voix : Anna Bartoli, XXIe siècle

On m’a dit que certaines prières ne montaient pas.
Qu’elles restaient là, suspendues sous les plafonds bas, accrochées aux toiles d’araignées des greniers, incrustées dans les fissures des murs, à demi avalées par les femmes qui n’avaient plus de mots mais portaient encore la foi comme une brûlure, une habitude, un silence au creux du ventre.
Lucia ne priait pas comme les autres. Elle ne joignait pas les mains avec soumission, ne baissait pas les yeux devant la croix ; elle la regardait droit, de ce regard qu’on réserve à ceux qui vous trahissent et vous sauvent en même temps.
Elle ne murmurait pas les Ave comme une supplique, elle les récitait comme on compte les pas vers un précipice, lentement, sans y croire tout à fait, mais sans oser s’arrêter.
Elle parlait au bois. Aux cierges éteints. Aux icônes noircies que les autres femmes astiquaient comme des talismans.
Elle fixait les flammes jusqu’à ce qu’elles vacillent, comme si sa présence suffisait à les troubler.
Elle ne demandait ni miracle, ni rédemption. Elle portait la croix, oui — mais à l’intérieur.
Et c’était peut-être pire.
Dans le Sud de l’île, les femmes ne se racontent pas. Elles cousent leur douleur dans les draps blancs, elles salent leur colère dans les conserves d’été, elles enterrent leurs morts en silence et bénissent leurs ennemis du bout des lèvres ,parce que c’est ce que la foi exige — mais pas ce que le cœur consent.
Lucia avait grandi là, dans un Sud plus aride, plus sauvage, où la mer semble plus lointaine que les collines, et où les saints, dans leurs niches, ont des visages plus durs que les hommes.
Elle n’avait pas appris à aimer : elle avait appris à attendre, à se taire, à souffrir sans crier, comme sa mère, et la mère de sa mère, et Maddalena, celle qu’on appelait “la passeuse”, et dont on disait qu’elle parlait aux morts comme d’autres parlent au vent.
On m’a dit que Lucia descendait d’Orsu, le frère resté en arrière, celui qui n’avait pas suivi Maddalena dans les montagnes, celui qui avait choisi une autre route, plus basse, plus sombre, moins héroïque peut-être — mais plus vraie.
Et moi, j’ai lu. Dans un carnet rongé par le sel, entre des mots effacés par le temps, j’ai entendu sa voix. Pas claire. Pas forte. Mais tenace, comme une eau souterraine, comme une douleur ancienne qui ne guérit pas, mais qu’on apprend à aimer.
Je m’appelle Anna Bartoli. Et j’ai compris que la mémoire ne suit pas toujours les lignes de sang.
Qu’il y a des lignées parallèles, des branches tordues, des histoires qu’on n’a jamais osé raconter parce qu’elles ne s’écrivaient pas bien. Mais que dans chacune, il y a une femme qui a tenu debout alors que tout, autour d’elle, voulait qu’elle tombe. Et parfois, ce n’est pas un chant qu’elle laisse. C’est une croix qu’elle porte.

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