Prologue
Tome IV
Niolu— hiver 1900
La pluie tombait depuis trois jours sans relâche. Une pluie lourde, obstinée, comme une colère que rien ne calme.
Mais cette nuit-là, le ciel se tut. Un silence épais, chargé d’électricité, enveloppa la vallée. Le vent, lui aussi, sembla retenir son souffle.
Même les bêtes, dans les bergeries, cessèrent de remuer. Quelque chose approchait — quelque chose que ni les anciens, ni les prêtres, ni les pierres elles-mêmes n’auraient pu empêcher.
Dans la maison des Bartoli, tout en haut du village accroché aux roches du Niolu, les murs transpiraient.
On avait tiré les rideaux, noué des foulards autour des poignets des femmes, renversé les miroirs face contre mur.
Mais contre certaines naissances, ni bois, ni sel, ni prière ne suffisent.
La première vint dans un cri sec, fulgurant. Ghiulia. Peau sombre, front buté, lèvres plissées par la colère. Son cri fendit la pièce comme une lame.
La seconde, Élise, sortit dans un flot plus lourd. D’abord immobile, presque transparente. Puis ses yeux s’ouvrirent — gris pâle, irisés comme la lumière avant l’orage. Elle ne cria pas tout de suite. Elle regarda. Elle savait.
Deux sœurs. Deux souffles. Et dehors, la montagne répondit. Deux éclairs frappèrent la même crête, à quelques battements de cœur d’intervalle.
Une faille apparut dans la roche, fine mais nette, comme une cicatrice ancienne que la terre avait rouverte.
Les anciens du hameau montèrent sans un mot, attirés par le grondement des éléments ou par autre chose, plus profond.
Lorsqu’ils franchirent le seuil, le silence les frappa. Celui d’après la tempête. Celui qui précède les signes.
La vieille Nonna Marta, courbée comme les châtaigniers sous le gel, s’approcha du berceau. Elle ne dit pas leur nom. Elle ne les toucha pas. Elle murmura seulement :
—Deux graines dans le même fruit… Mais l’une boira, et l’autre brûlera.
Personne n’osa relever. Mais dans les recoins de la pièce, l’air vibrait encore.
Elle traça un cercle dans la poussière avec son doigt noueux, y inscrivit une croix, puis se détourna sans attendre de réponse.
Dans son sillage, les autres baissèrent les yeux. Un homme chuchota :
—Nascenu cù l’ochju apertu… (Elles sont nées les yeux ouverts…)
Et l’on referma la porte, lentement, comme pour enfermer la prophétie avec elles.
Dehors, l’orage avait laissé place à une clarté trop vive, presque irréelle.
La montagne retenait son souffle.
Certains jurèrent plus tard que la grande horloge du presbytère s’était arrêtée ce soir-là, entre deux coups. D’autres dirent que le coq avait chanté à contretemps, comme pour marquer l’an neuf avant l’heure.
A Signadora sut qu’une avait clos le siècle, et l’autre, ouvert le suivant. Ce soir-là, la maison Bartoli n’avait pas seulement donné naissance à deux enfants. Elle avait accouché d’une fracture. Et le monde, sans le savoir encore, en portait déjà la promesse