Le Sel et le Sang


Prologue
Tome I

Avant-propos — À ceux qui liront entre les silences
Ici, tu n’entendras pas de cris.
Pas de grandes déclarations. Pas de larmes faciles.
Les femmes qui vivent dans ces pages ont appris à taire ce qui les brûle.
Ce n’est pas qu’elles ne ressentent pas — c’est qu’elles ne peuvent pas dire.
Alors leur langue est celle du corps, de la pierre, du feu.
Il faudra lire entre les silences.
Il faudra écouter ce qui ne se dit pas.
Si tu acceptes ça, alors tu es déjà l’un d’eux.

On m’a dit que dans cette famille, les hommes portaient les noms, et que les femmes portaient tout le reste. Le deuil, le désir, la honte, la beauté. Les lettres brûlées, les chants qu’on ne devait pas chanter, les enfants qu’on n’a pas nommés.
Elles portaient la mémoire — mais à l’intérieur.
Je m’appelle Anna Bartoli, et je suis la dernière.
Peut-être pas la dernière vivante. Mais la dernière à vouloir savoir. À vouloir entendre ce que  les pierres ont enregistré dans leurs creux.
‍À vouloir comprendre pourquoi les femmes de ma lignée ont aimé comme on entre en guerre. Je suis née loin de la maison haute, du murmure des châtaigniers, du chant grave des femmes qui cousent le linge du deuil à la lumière d’une seule lampe.
J’ai grandi en ignorant les noms. On me les avait laissés comme des cailloux dans une boîte, sans explication. Et puis un jour, j’ai trouvé un journal, caché dans un grenier.
Un carnet noirci d’une écriture nerveuse, parfois tremblée, parfois rageuse. Le journal de Maddalena. Ma lointaine ancêtre. Une voix pleine d’amour et de fièvre, pleine d’ombres, pleine de gestes qu’on ne peut plus réparer.
Entre deux dates effacées, j’ai lu un chant.

U cantu di e donne Bartoli
Acqua chì corre, ochjuchì pesa,
Manu chì tremule, femina ch’è sceta…
Torna à mè, luce antica,
‍Porta via ciò chì stanca è punisce.

Je ne l’ai pas tout de suite compris. C’était un murmure ancien, une prière sans prêtre, un pouvoir transmis dans les gestes, pas dans les mots. Mais je l’ai reconnu. Quelque chose en moi savait déjà.
Alors j’ai commencé à chercher. Pas dans les livres. Dans les silences. Dans les murs humides de la maison, dans les pierres gravées, dans les herbes suspendues dans l’ombre des greniers. 
On ne peut comprendre ces femmes sans comprendre l’île. La Corse de Maddalena, c’était 1649 — une île tenue depuis plus d’un siècle parles Génois. Leur pouvoir n’était pas toujours visible, mais il était partout : dans les impôts, les procès, les disparitions. Il y avait eu des soulèvements, des cris de révolte, des hommes partis dans la montagne avec l’espoir de rendre la terre aux siens.
Mais chaque tentative s’était brisée. Les Génois savaient attendre. Et frapper. Pour ceux d’en bas, la résignation s’apprenait tôt. Et pour les femmes, c’était pire encore. Elles portaient les guerres des hommes, sans armes ni honneurs. Juste le silence.
Dans les regards des femmes âgées, qui se taisent quand on dit “Bartoli”. Et dans chaque fragment, j’ai senti le fil d’une voix.
La voix de Maddalena. Puis celle de Francesca. Puis celle de Lucia, de Giulia et d’Élise, les jumelles,... Une lignée. Non pas de sang. Mais de feu.
Ceci est leur histoire. Et je ne suis là que pour la laisser parler.


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