L'Eau et la Terre

Tome VI : A Venir


Prologue — Entre deux terres
(Voix alternées : Altéa / Sandri – Guyane) 

Voix I — Elle
Il y a des femmes qui naissent avec une mémoire étrangère. Pas la leur. Une mémoire venue de plus loin : des pierres, des racines, des ventres oubliés. On les appelle étranges. Parfois sorcières. Parfois folles. Mais elles savent. Elles sentent la colère ancienne sous les prières. Elles entendent les voix que d’autres refusent d’écouter. Et elles marchent — entre deux mondes, entre deux terres, entre deux silences. 
Voix II — Sandri
Je n’ai pas compris tout de suite ce que je quittais. J’avais huit ans. Une valise trop lourde, un avion trop haut, et ce regard de ma mère, tendu comme un fil.
Je suis née en Corse. Avec les criques salées, les vieilles qui bénissent sans sourire, les hommes qui ne disent pas "je t’aime" mais se taisent longtemps. Et puis… j’ai vu l’eau devenir brune. L’océan changer de peau. Et la forêt, en bas, s’étaler comme une vérité immense.
La Guyane m’a prise d’un coup. Elle ne m’a pas attendue. Elle m’a avalée. Et moi, j’ai appris à écouter autrement. 
Voix I — Elle
Longtemps, là-bas, elle a marché pieds nus. Ses pas s’enfonçaient dans la terre chaude, collante, vivante. Elle ne comprenait pas les chants des grenouilles, ni le langage des arbres, mais son corps, lui, comprenait. Elle sentait la peur, la joie, la blessure, avant même qu’on les dise. Elle devinait les tempêtes avant qu’elles n’éclatent. Elle savait, sans savoir comment. Elle avait hérité d’un feu ancien. Celui de Lucia. Celui de Ghiulia. Celui des femmes qui n’ont pas fui, mais qui ont caché leur lumière sous les cendres. 
Voix II — Sandri
Je n’étais pas d’ici, et plus tout à fait de là-bas. Mais mon cœur battait à l’unisson de la forêt. Et parfois, dans la moiteur du soir, j’entendais un autre appel. Un souffle sec, salé. Une voix rude, familière. La Corse ne m’avait pas quittée. Elle dormait quelque part, dans ma nuque, dans mes silences. Et la Guyane ne me réclamait rien. Elle m’enseignait. J’ai grandi entre deux terres. Et ce que l’une taisait, l’autre me le murmurait

Retour