Prologue — Le feu sous la cendre
Niolu– Décembre 1968
Je suis revenue parce que l’air de Paris était devenu trop épais, trop lourd de regards qui me toisaient comme on observe un oiseau en cage.
Trop jeune. Trop fille. Trop Corse. Trop tout. Les mots qu’on me jetait à la figure — « Attends ton tour », « Laisse les grands décider » — s’accrochaient à ma peau comme des ronces.
Et puis la lettre de mon père est arrivée.
Alors j’ai pris le train et ensuite le bateau, les mains tremblantes et le cœur battant à l’unisson des roues sur les rails et du roulis des vagues.
Pas pour fuir, non. Mais pour chercher dans les pierres de mon île la réponse à cette question qui me brûlait les entrailles : ce feu qui couve en moi, est-il à moi seule, ou l’écho d’un brasier bien plus ancien ?
Maman est morte comme elle avait vécu : sans bruit, sans drame, comme une feuille qui se détache de l’arbre et tombe dans l’indifférence de l’automne. Ses yeux, autrefois si vifs, s’étaient éteints, recouverts par la poussière du temps.
Elle avait disparu dans un silence si dense qu’il en devenait palpable, laissant derrière elle un vide que personne n’osait nommer.
À l’enterrement, on n’a prononcé ni « Tellini » ni « Bartoli » ni "Santoni". Juste « Anouk »,comme si son nom n’avait jamais eu de racines.
Mais moi, je savais. Je savais que dans ses veines « coulait » le sang de deux femmes plus grandes que la vie : Ghiulia, la flamme qui ne s’éteint jamais, et Élise, l’ombre qui savait tout mais ne disait rien.
C’est dans le grenier, là où la lumière danse en oblique entre les poutres, que je l’ai trouvée. Une boîte de bois usé, dissimulée sous une vieille ruche retournée. Ses planches sentaient la cire d’abeille et le temps arrêté.
À l’intérieur, trois carnets aux pages jaunies, des feuillets d'un autre temps, un foulard de soie noué autour d’un paquet de lettres, et une mèche de cheveux enveloppée dans un mouchoir brodé de fleurs fanées.
Sur la première page du premier carnet, une écriture penchée, presque timide, avait tracé ces mots :«Si je me tais, elles m’oublieront. Si je parle, je les perds. — Lucia. ».
Je ne connaissais pas cette femme. Pas encore. Mais ses mots m’ont traversée comme une lame, et depuis, les murs de la maison murmurent.
Des voix chuchotent dans l’escalier, des pas résonnent derrière moi quand je longe les murets de pierre. Elles me parlent dans un corse oublié, dans un français d’église, et parfois dans un silence si profond qu’il en devient éloquent. Alors j’écris. Pour les entendre. Pour les comprendre. Pour qu’elles sachent que je suis là, attentive, prête à porter leur héritage. Et peut-être, un jour, pour qu’elles reconnaissent en moi l’une des leurs.